Histoire...
La débâcle
glaciaire de la Mer de glace.
Le vendredi 25 septembre
1920 a eu lieu une crue brusque et violente
de l'Arveyron, torrent
glaciaire,.émissaire de la Mer de
Glace.
L'événement
est survenu dans les circonstances suivantes
:
Depuis le 17 septembre,
des pluies journalières
s'étaient produites dans la
vallée de Chamonix et jusqu'à
3000 mètres d'altitude. Dans la nuit
du 23 au 24 notamment, un orage assez
violent avait donné en quelques
heures une lame d'eau de 56
millimètres. Une crue moyenne de
l'Arveyron en était
résultée, mais qui ne
présentait aucun caractère
alarmant.
Le vendredi 24
septembre, à 13 h. 30, les habitants
du village des Bois eurent la surprise de
voir soudain un jet d'eau
considérable jaillir au point de
jonction de la Mer de Glace avec la roche
des Mottets. En même temps on observa
que le débit de la source de
l'Arveyron, qui émerge du pied
même de la langue terminale de la Mer
de Glace, diminuait des trois quarts.
A 15 h. 1/2, le jet
d'eau des Mottets s'arrête, la source
de l'Arveyron reprend son débit
normal.
A 20 h. 1/2, la source
de l'Arveyron se met à évacuer
des glaçons assez nombreux et son
débit entre en crue
légère et progressive.
A 23 h. 1/4, arrêt
à peu près complet de la
source. Enfin, le samedi 25 septembre,
à 0 h. 10, une débâcle
énorme se produit; une lave
formée d'eau, de glaçons, de
blocs de rochers et de menus
matériaux s'échappe en torrent
de l'orifice d'où sourd l'Arveyron,
puis se répand sur la plage des Bois,
divague ensuite à droite vers les
hameaux de Gaudeney et des Praz et à
gauche vers la plaine de la Frasse. La
partie la plus importante du flot suit le
canal endigué qu'elle a bien vite
fait de combler dans sa partie aval, ce qui
provoque un débordement, surtout
accentué dans le canton forestier du
Bouchet.
Ce morcellement du flot
en atténue la puissance, et il
n'arrive dans la ville de Chamonix qu'une
lave sans vigueur, qui se borne à
bouleverser la scierie Taberlet et à
ensabler les sous- sols du Carlton
-Hôtel, du Chamonix-Palace, de la
photographie Tairraz et de quelques autres
maisons. Aucun immeuble n'est détruit
ou même ébranlé et aucun
accident de personne n'est
enregistré.
L'examen de la plage des
Bois, où se sont
déposés les gros
matériaux expulsés par le
glacier, montre que ceux-ci ont recouvert
une surface de trois hectares qu'ils ont
remblayée sur une épaisseur
moyenne de 5 mètres. Leur volume peut
donc s'évaluer à 150.000
mètres cubes. Il n'est pas
exagéré d'attribuer un volume
au moins égal aux petits
matériaux ainsi qu'à la glace
(On a remarqué parmi les
matériaux de charriage une grande
Quantité de blocs de glace noire.) et
à l'eau, et l'on peut concevoir,
dès lors, l'importance de la lave qui
en est résultée et qui a
dû atteindre et sans doute
dépasser 600.000 mètres cubes.
En présence de la
grandeur de cette masse, on ne peut que
trouver relativement faible l'importance des
dégâts qui, d'après une
évaluation sommaire, a
été chiffrée, tant en
curage du lit de l'Arveyron,
réfection de chemins et de conduites
d'eau, dommages à la scierie
Taberlet, etc., à 990.000 francs.
L'examen du glacier
lui-même a donné lieu aux
remarques ci-après : .
Tout d'abord, la langue
terminale n'a guère changé
d'aspect; deux photographies prises par M.
Tairraz quinze jours avant la
débâcle, puis
immédiatement après,
permettent d'affirmer que les quelques
arrachements constatés correspondent
à un volume de glace peu
considérable.
Au-dessus de la langue
terminale, en abordant le replat de la Mer
de Glace proprement dite, on est de suite
frappé par l'impression
d'affaissement que donne la Veine Noire
entre le Mauvais-Pas et le Nant-Blanc, et
par les très nombreuses fentes
fraîches qu'on y remarque, toutes
ouvertes parallèlement à la
moraine et perpendiculairement aux crevasses
anciennes.
Entre le Pil-d'Argent et
le Nant-Blanc, la Veine Noire
présente une zone d'effondrement
chaotique en forme d'ellipse, dont le grand
axe, parallèle à la veine,
peut mesurer 150 mètres de longueur,
et le petit axe 80 mètres. Ce sont
partout des gros blocs tout
fraîchement éraillés ou
cassés et des dépressions
nouvelles inconnues du guide Ravanel
(Gilbert) et du brigadier forestier Galmiche
qui nous accompagnent.
Vis-à-vis du
Nant-Blanc on aperçoit, de plus, des
crevasses toutes récentes qui
découpent la Veine Blanche. En amont
du Nant-Blanc, l'aspect du glacier ne
paraît pas modifié.
Reprenant alors les
crevasses de la Veine Blanche, nous en avons
suivi le trajet. Nous en avons
observé cinq. Curvilignes,
concentriques, elles partent en face du
Nant-Blanc, perpendiculairement à
l'axe, se dévient ensuite et
aboutissent, parallèlement à
la moraine, vers le Rocher des Mottets. Ces
crevasses ont une largeur croissante de
l'extérieur vers l'intérieur ;
la plus externe mesure environ 0 m. 30
d'ouverture, et la plus interne atteint 0 m.
60 *. Il est à remarquer en outre que
ces crevasses ont une allure de faille et
que le bord interne présente, par
rapport au bord externe, une
dénivellation qui varie de 0 m. 05
à 0 m. 30.
La partie de la Veine
Blanche circonscrite par ces crevasses ne
paraît pas avoir subi une dislocation
analogue à celle de la Veine Noire.
Elle semble avoir simplement fléchi
en masse autour des crevasses faisant
fonction de charnières. Signalons
encore que nous avons été
frappé par la sécheresse
superficielle de cette zone et par l'absence
d'eau dans toutes les ouvertures anciennes.
Deux jours plus tard, le
rédacteur de la présente note,
visitant a nouveau le glacier, constatait un
élargissement des crevasses; l'une
d'elles atteignait 0 m. 80 d'ouverture.
Nous ne saurions
assurément prétendre donner
une explication certaine du
phénomène qui s'est produit
les 24 et 25 septembre. Ce n'est donc qu'une
simple hypothèse que nous
émettrons à ce sujet.
Tout d'abord, nous
rejetterons l'idée que l'effondrement
partiel de la langue terminale, obturant la
gorge étroite d'où sort
l'Arveyron, ait pu être l'origine du
cataclysme; car, dans ce cas, l'eau sous
pression aurait rompu la croûte
glaciaire du front bien avant de provoquer
une rupture sur la Roche des Mottets,
à 500 mètres plus haut. Voici,
à notre avis, quelles ont pu
être les diverses causes et phases de
la débâcle du 25 septembre.
L'état de crue
dans lequel se trouve la Mer de Glace depuis
une dizaine d'années mettait cet
appareil glaciaire en état
d'équilibre instable et le
prédisposait vraisemblablement
à des dislocations locales.
Ensuite, les pluies
abondantes de la troisième semaine de
septembre ont pu, de leur côté,
occasionner une saturation des crevasses
extérieures et intérieures de
la partie aval du glacier et surtout activer
l'érosion sous-glaciaire. Le 24
septembre, à 13 h. 1/2, sous
l'influence du poids d'eau et de la
disparition de certains points d'appui, une
rupture de la voûte intra-glaciaire se
produit, probablement dans la Veine Noire,
et obture en partie le torrent
sous-glaciaire au niveau du Rocher des
Mottets. L'eau sous pression, privée
d'une issue suffisante, crève la
croûte et donne naissance au jet d'eau
des Mottets; le débit de l'Arveyron
diminue d'autant.
A 15 h. 1/2, le torrent
sous-glaciaire a réussi à se
créer un nouveau cours et à
retrouver son issue normale; l'Arveyron
reprend son débit ordinaire; le jet
d'eau des Mottets s'arrête,
A 20 h. 1/2, une
nouvelle dislocation a lieu. C'est
peut-être alors la portion de la Veine
Blanche limitée par les crevasses
nouvelles qui fléchit à son
tour; les crevasses anciennes se vident et
occasionnent la crue progressive de
l'Arveyron en même temps qu'un
entraînement des glaçons
provenant des dislocations de la masse
glaciaire.
Puis, à 23 h.
1/4, ces glaçons remaniés
forment barrage et retiennent les eaux du
torrent glaciaire pendant 55 minutes. La
pression de l'eau ainsi retenue devenant
formidable, le barrage, sous sa
poussée, saute, et c'est la
débâcle de minuit 10 qui donne
la puissante lave de rochers, de
glaçons, d'eau et de boue.
Aucune affirmation ne
peut être émise au sujet de la
possibilité du renouvellement,
à date plus ou moins proche ou plus
ou moins éloignée, de ce
cataclysme glaciaire. En tous cas, aucun
caractère inquiétant ne se
manifeste dans le glacier; aussi toutes les
probabilités sont-elles pour qu'un
phénomène de ce genre, auquel
on ne connaît pas de
précédent, si ce n'est
peut-être en 1700, ne se renouvelle
pas avant un temps fort long.
Il importe donc que les
populations inquiètes se rassurent et
soient convaincues qu'aucun danger proche ne
les menace. Au surplus, le fait qu'aucun
accident de personne n'a eu lieu, qu'aucune
destruction de bâtiment n'est
survenue, est une démonstration
rassurante que l'heureuse disposition des
lieux, la largeur de la vallée et sa
faible pente ont permis à la ville et
aux hameaux de Chamonix d'échapper
à ce qui, dans tout autre site moins
heureusement disposé, eût
constitué une catastrophe et un
désastre.
Il n'en est pas moins
certain qu'il y a lieu de prendre toutes les
précautions possibles pour limiter,
en pareille occurrence, les
dégâts au minimum. Nous
mentionnerons notamment l'utilité
extrême que peut présenter,
pour la protection du village des Bois, le
canton forestier de même nom qui,
malheureusement, sous l'influence d'un
pâturage immodéré, tombe
en ruine et est à la veille de
disparaître. Au point de vue
hydraulique proprement dit,
l'établissement d'un lit mineur dans
la plaine de la Frasse, la restauration de
la digue du Chapitre et la
surélévation des ponts de
l'Arveyron et de l'Arve, à
débouchés trop faibles,
mériteront sans doute d'être
envisagés.
Chambéry, 1er
octobre 1920.
M. Jourdan-Laforte. Revue de
géographie alpine. Année 1920.
Des blocs de glace de
près d'un mètre cube ont
été retrouvés
jusqu'à Annemasse, à 70
kilomètres de là.
De Robert
Vivian :Photo
du 26 septembre
1920
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